LA MORT DANS L'OMBRE (Extrait de la revue du CPSF n°3)

« S’il ne fait aucun doute que le choix du malade doit être respecté, tant par ses proches que par le corps soignant, il convient aussi de s’assurer que sa décision a été prise en toute connaissance de cause, ce qui n’est pas toujours le cas lorsque le mal-être psychologique prend le dessus. La crainte déraisonnable de l’inefficacité du traitement, de la douleur qu’il peut occasionner et une méconnaissance quant à ses résultats sont autant d’éléments pouvant motiver un refus de soin lorsque le malade n’a pas bénéficié d’un soutien psychologique performant. »

En médecine générale, rien n’est plus risqué que de connaître très bien son patient. Le risque est de banaliser les symptômes : penser que tout est psychosomatique, qu’un nouveau symptôme 

découle des antécédents du patient, que l’on est face à du déjà-vu, que l’on tourne en rond. Et pourtant c’est ce que tout médecin généraliste cherche, «connaître sur le bout des doigts» ses patients. À l’inverse, le pire chez le patient est de ne pas oser parler de ce nouveau symptôme, de ne plus se sentir crédible face à son médecin, face à ses nombreuses plaintes exprimées à chaque consultation. Mais le nouveau symptôme peut s’avérer être une pièce maîtresse pour un diagnostic. Ensuite il y a la découverte, le « coup de massue », le fameux diagnostic morbide. Per- sonne ne veut vivre à l’hôpital, utiliser sa vie à se rendre à des rendez-vous d’examens médicaux, ou prendre son petit déjeuner chaque semaine après être sorti du laboratoire d’analyses médicales. Une pause peut parfois être rêvée : une pause dans le planning médical. Un temps suspendu, où le risque est pris volontairement de ne plus se battre, mais de recharger ses batteries. De toute façon pour se battre, il faut recharger ses batteries. Cette pause est souvent incomprise, car le corps médical la considère comme une sorte d’attentisme, adoptant une attitude paternaliste. Le corps médical semble parfois en arriver à oublier l’individu et ne penser que par la pathologie. Le refus de soin existe, souvent vécu comme un échec par l’équipe médicale et comme un vrai traumatisme pour l’entourage du malade, qui devient impuissant. Ce refus de soin peut être motivé par un stress intense, une intolérance à l’incertitude ou l’apparition d’un état dépressif… D’où la nécessité d’un soutien psychologique efficient. S’il ne fait aucun doute que le choix du malade doit être respecté, tant par ses proches que par le corps soignant, il convient aussi de s’assurer que sa décision a été prise en toute connaissance de cause, ce qui n’est pas toujours le cas lorsque le mal-être psychologique prend le dessus. La crainte déraisonnable de l’inefficacité du traitement, de la douleur qu’il peut occasionner et une méconnaissance quant à ses résultats sont autant d’éléments pouvant motiver un refus de soin lorsque le malade n’a pas bénéficié d’un soutien psychologique performant. Le sens de la mort, la façon de la préparer, de la voir venir, est propre à chaque individu. Certains l’acceptent et en parlent aisément. D’autres la nient ou la rendent tabou. «Cette mort que les uns appellent des choses horribles, la plus horrible…» Ainsi parla Montaigne. Il traduisait l’épouvante que l’idée de la mort est capable de faire naître chez certains. «Le remède du vulgaire est de n’y pas penser», écrivait le même Montaigne. Le médecin est de ceux pour qui cet oubli volontaire est inaccessible. Jean Hamburger, en 1991 dans son livre «Les belles imprudences», écrit un chapitre sur «La révolte contre l’idée de mort» et explique : «Si les parents n’étaient pas morts, si leurs enfants n’étaient pas morts, si les enfants de leurs enfants n’étaient pas morts, toutes les espèces auraient si rapide- ment proliféré qu’en peu de temps se seraient épuisés sur notre planète les éléments nécessaires à la formation et à l’entretien d’êtres vivants. L’aventure se serait terminée en très peu d’années : c’était, pour la vie, un chemin en im- passe. Or les chemins en impasse sont précisément ce que l’évolution générale des êtres vivants évite, en ne retenant, par définition, que des solutions compatibles avec la vie. Pour cette compatibilité-là, la mort de chaque individu, une fois accompli l’acte de procréation, était la seule invention possible. Ainsi, ma mort est indispensable pour que la vie ne s’éteigne pas. Le regard biologique assigne au phénomène de mort le rôle d’une clé de voûte du phénomène de la vie. On peut exorciser, non la crainte de la mort, mais la colère qu’elle nous inspire. »

Dr Guedj