N'AYONS PAS PEUR DE NE RIEN INVENTER

(extrait de la Revue du CPSF n°3)

“Dans la musique, il y a d’autres impressions beaucoup plus fortes que l’émotion qui nous intéresse. L’émotion c’est l’appât : on écoute le beau son, parce qu’il est avant tout beau. Mais la vraie fin, et la finalité de tout processus musical : c’est la liberté.” Sergiu Celibidache, 1983

Prenons le risque de créer, même du déjà-vu. Ce que l’on croit parfois inventer, existe sans doute déjà, et cela nous impressionne. Mais ce que sans aucun doute nous créons et expérimentons 

chaque jour, c’est la suite de phénomènes qui construisent notre propre vie. Le constat est tout à fait semblable dans la musique. Dans l’improvisation, même si je l’ai personnellement longtemps cru, il n’est pas question d’inventer quoi que ce soit : nous nous exprimons dans un cadre donné, ou recherché s’il n’existe pas déjà, et ainsi nous faisons appel à notre mémoire pour y trouver des schémas formels, qui rentrent selon notre sensibilité dans le cadre du moment. On peut parfois sortir volontairement du cadre, provoquer des erreurs de parcours, se faire peur, puis trouver la solution in extremis et revenir dans ce cadre. Mon professeur Didier Lockwood, improvisateur et violoniste de jazz, disait qu’une bonne improvisation était une série d’erreurs bien maîtrisées. Peut-être en est-il de même tout au long d’une vie, du bien grandir au bien vieillir. Je dirai que l’on peut improviser la vie, au rythme de nos certitudes, de nos désirs, de nos peurs. Et comme une série d’erreurs maîtrisées, tout passe par l’acceptation de nos actions : les décisions, les bonnes conséquences, les belles imprudences, mais aussi les erreurs. Et tout cela joue bien sûr avec nos émotions.
Quand je joue de la musique, que j’improvise ou que j’interprète, je joue avec des sons, que j’organise selon mon souhait d’exprimer une émotion, et j’essaye en même temps d’écouter extérieurement le produit de cette expression. Pas facile à faire, d’autant plus que tout cela se fait dans le temps, pendant qu’on vit, pendant qu’on vieillit ! L’importance que l’on accorde à la musique vient sans doute du fait que dès lors qu’elle commence, le temps est déjà parti, il s’écoule. Je ne parle pas de la pulsation, mais du temps comme la continuité indéfinie où se dé- roule la succession des évènements et des phénomènes, les changements, mouvements, et leur représentation dans la conscience. La musique est ancrée dans le temps comme une représentation de la conscience et bien qu’elle soit une sorte de poésie moderne, que certains pourraient juger abstraite, elle est totalement inséparable du temps, qui lui, est bien concret, que la musique soit silence ou qu’elle soit son. Dès lors que la musique commence, notre temps s’écoule, en pulsations, en mesure, mais aussi en minute, et en émotions. Mais est-il vraiment possible que la musique exprime des émotions? Seule une personne, dit-on, ou du moins un être sensible, peut exprimer une émotion parce que seul un être sensible peut l’éprouver (1). La musique, et plus généralement l’art, est un formidable reflet de la vie humaine, par la diversité des expressions et réactions qu’elle génère : elle ne peut parvenir à standardiser l’expression d’une émotion. Par exemple, elle est parfois déroutante : on peut très bien entendre qu’une musique exprime la joie, sans qu’elle nous rende joyeux. Inverse- ment, on peut être ému aux larmes par une musique dont on entend bien qu’elle exprime la joie. La musique n’exprime pas d’émotion à elle seule, mais elle suscite la création d’émotion, et questionne la personne qui l’écoute à propos de cette création inopinée. Je crois qu’à terme la musique parvient à nous installer dans un climat où l’on va créer notre propre émotion, différente des uns et des autres. Mais qu’est-ce qu’un climat ? Ce serait comme la «tonalité» du monde, la couleur des choses qui ne peut apparaître que si quelqu’un, qui n’est personne en particulier, les regarde. C’est le monde vu, ou plutôt entendu, d’un point de vue (ou d’un «point d’oreille»). C’est l’impression du monde lui-même, non la seule émotion ressentie. Chaque musique crée un monde imaginaire dans notre vie, où elle exprime l’atmosphère de ce monde tantôt immuable, tantôt variable. D’un point de vue moins phénoménologique et plus scientifique, la musique possède des effets bénéfiques sur les capacités cognitives. L’apprentissage d’un instrument favorise une bonne coordination d’activités mentales, motrices, visuelles, mémorielles, et requiert une attention soutenue et une bonne mémoire de travail. Elle contribue également au développement de l’intelligence émotionnelle et des circuits neuronaux associés (2). Elle lutte contre les effets du vieillisse- ment cognitifs. Et puis tout simplement, au-delà d’adoucir les mœurs, elle donne, par son pouvoir émotionnel la possibilité de communiquer avec autrui, sans pour autant partager le même langage, favorisant la connexion émotionnelle à d’autres êtres humains, luttant contre la solitude. 

P.M. Braye-Weppe, musicien, compositeur et improvisateur 

1. Pourquoi la musique ? de Francis Wolff. Ed.Pluriel
2. Les bienfaits de la musique sur le cerveau. Emmanuel Bigand. Ed. Belin